Le plaisir au dessin, l’art de faire naître la forme

Pour ma troisième lecture, j’ai choisi le livre de Jean-Luc Nancy intitulé Le plaisir au dessin. Pour rédiger mon résumé, j’ai utilisé la version qui se trouve dans le catalogue d’exposition publié en 2007. Bien qu’il existe un livre reprenant le texte de Jean-Luc Nancy, je recommande le catalogue de l’exposition, car il est richement illustré de reproductions de dessins, ce qui facilitera la compréhension de cette discipline artistique.

Le catalogue comprend le texte de l’auteur Le Plaisir au Dessin, ainsi que le parcours de l’exposition et trois essais sur le plaisir dans le dessin. Dans cet article, je me concentrerai uniquement sur le texte de Jean-Luc Nancy. La partie décrivant le parcours de l’exposition comporte peu de textes et se compose principalement de reproductions de dessins. Les essais pourraient faire l’objet d’articles prochainement. 😉

Le plaisir au dessin de Jean Luc Nancy

Qu’est-ce que le plaisir au dessin ?

En 2007, le musée des Beaux-Arts de Lyon a accueilli une exposition intitulée Le plaisir au dessin. Cette exposition, organisée par le philosophe Jean-Luc Nancy, avait pour thème le plaisir dans l’acte de dessiner.

Le parcours de l’exposition était constitué de différentes parties, dont des carnets de croquis. Ces parties comprenaient des suites de citations d’artistes et d’auteurs qui reprenaient l’idée défendue par Jean-Luc Nancy dans chaque section. Bien que je n’aie pas inclus toutes les citations, je vous en ai sélectionné entre deux et trois à chaque fois.

Qui est Jean-Luc Nancy ?

Jean-Luc Nancy est un philosophe français contemporain né en 1940. Il a étudié la philosophie à l’Université de Strasbourg et a enseigné dans diverses universités en France et à l’étranger.

Nancy est surtout connu pour ses travaux sur la phénoménologie, la philosophie politique, la théologie et l’esthétique. Il a également écrit sur la question de la communauté et sur la notion de « mondialité ».

Parmi ses réalisations les plus notables, on peut citer son rôle dans la création de la revue de philosophie « Les Cahiers Confrontation » dans les années 1970, ainsi que sa participation à la fondation de l’Institut de philosophie de l’Université de Strasbourg.

Voici quelques publications de l’auteur :

L’Intrus, 2000

Être singulier pluriel, 1996

Le Sens du monde, 1993

Corpus, 1992

La Communauté désoeuvrée, 1983

Le plaisir au dessin

La quatrième de couverture

“Le plaisir que l’on prend à dessiner et à regarder un dessin.

Le plaisir qui se remet lui-même au dessin, comme on se met à l’ouvrage.

Le plaisir objet et sujet du dessin. Le dessin sujet et objet du plaisir.

Et si tout plaisir était dessin ? Geste qui se plaît à son propre élan, convenance d’une forme à sa propre formation, à son propre dessein, à son désir d’aller toujours plus loin vers elle-même.

Non pas l’assouvissement qui conclut, mais la jouissance qui arrive.”

Le plaisir au dessin – Jean-Luc Nancy

La forme

Le dessin est un art à double sens. Il représente à la fois le début, l’ouverture et l’origine. Le geste en lui-même est plus important que la figure finale et achevée. Le dessin doit être compris comme une action qui ne se termine jamais, une forme qui n’est jamais totalement finalisée. Il a une valeur inchoative, qui signifie qu’il est dynamique, qu’il entame l’action mais qu’il ne la termine pas, contrairement à la peinture ou au cinéma. Le dessin se rapproche davantage de la poésie ou de la danse.

Parler de dessin, c’est également parler de la production elle-même, qui n’a qu’une valeur factuelle. Par exemple, lorsque nous parlons d’un dessin de Rembrandt, le terme « dessin » est purement informatif, alors qu’il peut également prendre toute la dimension de l’acte créatif propre à son auteur, ainsi que la manière dont Rembrandt dessinait. Chez l’artiste, le dessin ne peut être distingué que par la couleur.

Le dessin est donc un élan, un geste qui tend vers la forme mais qui ne l’achève jamais. C’est le plaisir de la forme en train de naître, de l’inconnu et de la surprise.

Carnet de croquis – 1

“Pensez au dessin de Cézanne, qui vise, disons cela d’un mot, l’apparaître sous l’apparence”

Yves Bonnefoy, Remarques sur le regard

“La composition est le dessin de l’œuvre, mais le dessin de l’œuvre est l’œuvre elle-même. L’œuvre est dessin. Alors le dessin n’est pas un art second : préalable ou reste d’un autre art; il n’est pas non plus un art parmi d’autres : il est art à part entière, et ce qu’il a d’art en tout art.”

Eliane Escoubas, la main heureuse

“L’œuvre graphique – celle où surgit le mieux le parcours rapide de la pensée et l’aveuglement unifiés.”

Antonio Saura, dans  Pierre Alechinsky, Extrait pour traits

“L’omniprésente ligne espacée de tout point à tout autre pour instituer l’Idée.”

Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres

“Errance ronde et sûre d’une courbe qui enlace, léger fouillis comme des brindilles, ou construction faite d’angles et de droites, peu importe, le dessin est toujours ce qui vient en premier, ce qui est supposé jaillir de rien.”

Jean-Christophe Bailly, L’Atelier infini

L’idée

La forme est l’idée, selon Platon qui a choisi le terme « idée » pour désigner les « modèles intelligibles du réel »p.14. Pour le philosophe, la forme renvoie à la fois à l’objet physique accessible par nos sens, mais également à son idée, qui nécessite une réflexion au sens même du concept de l’objet, renvoyant ainsi à toute la sémantique du mot. L’auteur utilise l’exemple de la table dont la forme renvoie à son utilisation, un objet qui possède un plateau plat sur lequel il est possible de manger, etc., Mais aussi au sens même du mot « table » qui renvoie alors à une disponibilité d’une surface, d’une disposition telle que « mettre à table », « table de multiplication » ou encore « la Sainte Table. »p.14

C’est pour ces raisons que le mot « dessin » a rapidement pris dans l’histoire la valeur associée d’esquisse ou d’étude, et plus généralement de « dessein ». Le dessin devient alors le dessein, l’idée des choses et des éléments que l’artiste étudie et qu’il dessine d’après nature, puis qui entrent dans la composition du tableau.

Pour en savoir davantage sur les idées et la philosophie de Platon, cet article peut vous intéresser : Résumé du livre Le Banquet de Platon

Carnet de croquis – 2

“Il manquait sur la muraille, avec du charbon les idées des choses à mesure qu’elles lui venaient dans l’esprit, que c’est l’ordinaire des esprits vifs et de grande imagination d’entasser sur un même sujet pensées sur pensées.”

Au sujet du Bernin dans journal de Chantelou

“DESSEIN, qui signifie le but, le scope, la fin, la visée de l’action. Mais il signifie encore un projet, un plan, un pourtraict de quelques figures, l’esbauche de ce que l’on veut faire de platte peinture ou de relief : par un mot commun entre Peintres, Statuaires & autres tels artizans qui disent dessegner, griffonner.”

Antoine de Laval, Desseins de professions nobles et publiques

“Mérite seul d’être appelé “bon dessin” celui auquel on ne peut rien changer sans détruire cette vie intérieure – sans qu’il faille considérer si le dessin contredit ou non les règles de l’anatomie, de la botanique ou toute autre science…

Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art

La force formatrice

Le dessin exprime le désir de donner forme à une idée. Les mots « dessein » et « dessin » viennent du même mot « de-signare« , qui signifie « désigner ». Le dessin désigne à la fois l’idée et la forme que nous lui donnons, il est donc le moyen de montrer ou de présenter cette idée. La présentation ou la monstration permet de mettre en évidence l’idéal ou la forme idéale, c’est-à-dire la forme qui se rapproche le plus de l’original ou de l’intangible, selon Platon. L’idée idéale ne doit pas être confondue avec la pensée du concept de l’objet ou l’objet lui-même, mais plutôt avec une pensée déterminée seulement par l’usage que peut en faire la pensée elle-même.

Le dessin d’architecture, industriel ou de botanique, par exemple, ne cherche pas seulement à reproduire la réalité, mais aussi à produire une idée et, en soi, une vérité. Cette vérité varie selon le type de dessin que l’on souhaite réaliser. Les dessins techniques ont pour but de rechercher une « conformité à une vérité vérifiable », alors que les dessins artistiques cherchent à « vérifier une pensée non vérifiable »p.16 et non formée, rendant ainsi toute conformité impossible.

Ainsi, la force du dessin réside dans sa capacité à représenter une vérité qui ne se résume pas à la simple forme, mais plutôt dans la façon dont l’artiste perçoit cette dernière. La façon de dessiner, appelée « manière » ou « mode », est une manière de représenter l’essence de l’objet. Que le sujet soit une représentation réaliste ou abstraite n’a pas d’importance car toute la vérité passe par la réalisation de l’artiste : la ligne, le trait, le geste et le mouvement.

Carnet de croquis – 3

“Dessiner c’est préciser une idée. Le dessin est la précision de la pensée. Par le dessin les sentiments et l’âme du peintre passent sans difficulté dans l’esprit du spectateur. Une œuvre sans dessin est une maison sans charpente.”

Henri Matisse

“Le secret de l’art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu’une vague qui se déploie en vagues superficielles, une ligne flexueuse qui est comme son axe générateur”.

Félix Ravaisson

Le plaisir au dessin

Le dessin est souvent perçu comme une pulsion, une envie irrépressible qui peut être présente chez tous, pas seulement chez les artistes en herbe. Les enfants, par exemple, ont une disposition naturelle à dessiner, griffonner, graver, bien avant de maîtriser des schémas plus complexes. Cette caractéristique est héritée de nos ancêtres qui, à leur époque, avaient également une inclination pour la danse, le chant, la chorégraphie et le rythme, et dont le tracé était imprégné de ces éléments.

La notion de plaisir est complexe à définir, car elle peut être à la fois une satisfaction simple, qui ne demande pas beaucoup d’effort, mais aussi une force qui pousse le désir vers une soif infinie. Ces deux manières de concevoir le désir ne s’opposent pas, mais plutôt se complètent. Le désir peut être à la fois le bien-être qu’il procure et une aspiration, une force qui nous pousse.

Le désir est ce qui nous pousse à nous renouveler et à chercher constamment à dépasser le sujet que nous contemplons. En le dépassant, nous parvenons à la contemplation, ce qui suscite en nous le désir de continuer à contempler, créant ainsi une boucle infinie.

Carnet de croquis – 4

“Bassetti répétait souvent une maxime peu suivie de son temps. C’est que la peinture ne doit pas s’exercer comme un art mécanique et à la journée, mais que le peintre ne doit mettre la main à l’ouvrage que lorsqu’il se sent animé par un doux plaisir qui le porte à travailler.”

Stendhal, Les Écoles italiennes de peinture

“De même que le plaisir provient de l’affection, de même l’affection provient de la beauté, si bien que l’on peut dire que la beauté est également cause de plaisir […] ces amours qui naissent seulement de la beauté que nous voyons superficiellement dans les corps, donneront certainement un plus grand plaisir à celui qui la connaîtra mieux qu’à celui qui la connaîtra moins. C’est pourquoi je pense qu’Apelle prenait un bien plus grand plaisir à contempler la beauté de Campaspe, que ne faisait Alexandre […] et c’est peut-être pour cette raison qu’Alexandre décida de la donner à celui qui lui semblait pouvoir la connaître le plus parfaitement.

Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan 

Forma Formans

La pratique de la mimesis ne se résume pas simplement à la reproduction d’un objet ou d’une forme existante, mais plutôt à sa recréation. En effet, lorsqu’un artiste copie à nouveau une forme, il y imprime toute son émotion, toute sa sensibilité. Ainsi, le dessin peut être considéré comme un moyen de manifester la véritable nature de la mimesis, qui est la force créatrice et mobilisatrice de l’idée, ainsi que la démonstration et l’émotion de la vérité.

En d’autres termes, le dessin est un processus de formation, plutôt qu’un objet fini. Il ne représente pas simplement une belle forme, mais la force créatrice qui est à l’œuvre pour donner naissance à la forme elle-même. Le dessin n’est pas déterminé dès le départ, mais se révèle progressivement à mesure que l’idée et les sensations qui la sous-tendent sont explorées.

Le dessin doit donc être considéré comme un reflet de lui-même, de l’idée qu’il cherche à exprimer, qui peut ne pas aboutir immédiatement. Il témoigne ainsi de la recherche et de l’évolution du trait, du mouvement et de la forme, plutôt que de la simple reproduction d’une forme existante.

Carnet de croquis – 5

“Je n’ai pas à déformer, je pars de l’informe et je forme”

Georges Braque, Le Jour et la nuit

“À partir du moment où le dessin poursuit sa propre aventure, il rompt peu à peu les liens qui l’assujettissent à l’empire des formes. Il s’ouvre, fulgure au seuil lapidaire de l’instant. Son mouvement se lance, il s’interrompt, il se reprend pour intercepter l’essor de la ligne, tournée en contour, menace d’effacer. C’est contre sa dissolution dans la forme que le dessin se déchaîne.”

Luc Richir, Le Dessin (La part de l’oeil)

De soi vers soi

Les caractéristiques qui définissent le dessin sont en harmonie constante et ne peuvent être dissociées. L’ostension ne peut éternellement représenter une forme finie car la naissance de chaque trait pousse l’artiste à rechercher de nouvelles formes. Il est important de se rappeler que le désir est en perpétuelle évolution, toujours en quête de nouveauté. C’est dans cet équilibre fragile que le dessin ne peut jamais complètement achever une forme, car une fois terminée, l’idée ne peut plus se transformer et évoluer, perdant ainsi son essence créatrice.

L’essence même de ce désir réside dans la répétition du geste, qui permet de produire et de reproduire le thème à l’infini. Le plaisir que l’on en tire est double, il peut être la satisfaction qui éteint le désir ou le désir lui-même qui se complaît dans son intensité. Le plaisir est une tension, il ne cherche ni à se vider ni à se remplir mais plutôt à se renouveler constamment.

En cela, le plaisir est inhérent à soi-même et réside dans la tension entre ce que l’on veut faire et ce que l’on ne veut pas faire. C’est une modulation de notre être intérieur et donc de notre identité. Lorsque nous dessinons, nous parlons de nous, de notre être intérieur. Cette tension et cette recherche perpétuelle du plaisir sont le reflet de notre combat interne, impliquant une distance que l’on se crée à soi-même, et qui appelle un dépassement incessant.

Carnet de croquis – 6


“Je vous renouvelle l’assurance de mon amour constant dans le dessin.”

Edgar Degas, à un correspondant

“Je dessine. – Cette ligne n’enfermera pas, ne cernera pas le vide. Trace prolongée du sillage d’un corps, de sa respiration, ce sera un signe choisi entre mille, mais qui les supposera tous. »

André Masson, Le Plaisir de peindre

“L’homme n’aime pas demeurer avec soi, cependant il aime : il faut donc qu’il ait ailleurs de quoi aimer, il ne le peut trouver que dans la beauté.”

Blaise Pascal, Discours sur les passions de l’amour

Consentir à soi

Le dessin est une tension constante entre l’expression de nos ressentis et la réalisation de notre vision. Il ne se limite pas à une forme finie, mais il est plutôt le processus de création qui commence par le tracé du trait, transformant ainsi l’espace. Pour tracer ce trait, il faut tout d’abord se donner le consentement de soi, en acceptant de dessiner sans avoir la forme définie à l’avance. C’est ainsi que le plaisir de créer se renouvelle sans cesse.

Cette quête inlassable de la réalisation est stimulée par le désir, mais aussi par la douleur de l’artiste. Le dessin et l’art sont marqués par l’angoisse et les efforts de l’artiste, mais ces sentiments ne sont pas dissociables du plaisir. La technique requiert un effort d’apprentissage et sa réalisation témoigne de cet apprentissage. Le plaisir réside dans l’appréciation du travail accompli et de l’effort fourni.

Carnet de croquis – 7

“Comment une figure ne mérite point la louange si son attitude n’exprime pas la passion de son âme”

Léonard de Vinci

“L’art est dans la nature, et  celui qui d’un trait peut le faire ressortir, celui-là il le tient. Faire sortir veut dire faire apparaître mais au moyen du dessin et du travail avec un tire-ligne.”

Martin Heidegger, Origine de l’œuvre d’art

“Il y a une chose, qui est le Sel des Desseins, & je ne puis mieux l’exprimer que par le mot de Caractère. Ce caractère donc consiste dans la manière dont le Peintre pense les choses, c’est le sceau qui le distingue des autres & qu’il imprime sur ses Ouvrages comme la vive image de son esprit.”

Roger de Piles, L’Idée du Peintre parfait

Plaisir du geste

Dans le dessin, la cause devient secondaire. Ce terme fait référence à l’objectif ou à l’idée que l’on souhaite réaliser. Le geste est désormais plus orienté vers l’émotion que vers la fonctionnalité. Le dessin ne suit pas des étapes prédéfinies à l’avance, il s’agit plutôt de laisser le geste dépasser l’intention afin de permettre à la forme de s’ouvrir à sa propre formation. C’est ce qu’on appelle le plaisir du geste.

Henri Matisse a dit: « Il faut toujours suivre le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir.« 

Dans le dessin, il est essentiel de suivre cet élan émotionnel dans le tracé. C’est cette capacité qui permet de passer du stade de projet à la réalisation physique du dessin. Il faut abandonner la technique du savoir-faire sans l’annuler pour autant. Tout le désir se trouve dans cette tension.

Carnet de croquis – 8

“La grâce du trait signifie qu’à l’origine du graphein il y a la dette ou le don plutôt que la fidélité représentative.”

Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle

“Chaque trait est habité de sa propre histoire, dont il est l’expérience présente, il n’explique pas, il est l’événement de sa propre matérialisation.”

Cy Twombly

“Le dessin prolonge l’acte de la main, et avec elle du poignet, de l’avant bras, du regard, et finalement du corps tout entier. Contre l’intellectualisation à laquelle on a voulu parfois le réduire, le dessin produit une configuration rythmée du réel naissant du rythme même du corps.”

Daniel Arasse, La Mémoire du dessin

La forme plaisir

Dans cette partie, l’auteur analyse la pensée de Freud sur la forme esthétique. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une psychanalyse de l’art, Freud offre des perspectives intéressantes sur la question du désir.

Freud établit une proximité entre le plaisir sexuel et le plaisir esthétique, qui sont deux moments distincts d’un même plaisir. Il affirme également que la sensibilité est sensualité car elle ne fournit pas d’informations sensorielles et se contente d’elle-même. Le plaisir esthétique en tant que « sensualité se communique à tous et jouit de cette communication »p.26. Ainsi, la forme esthétique est comparable à une conduite de séduction, qui participe au travail préparatoire et médiateur de l’acte.

De la pensée de Freud, on peut tirer trois conclusions :

L’artiste est la personne qui connaît le mieux l’âme humaine, car la forme esthétique dont il jouit possède « la force de pénétration, de saisie ou de transport de l’âme »p.27. L’art possède un savoir qui se forme comme le dessin, par recherche de vérité et non comme un langage de mots qui limite cette vérité.

Freud évoque la notion de plaisir/déplaisir dans la tension qu’il existe dans la séduction. Il est vrai que toutes les activités liées à la sensation possèdent cette fluctuation entre plaisir et déplaisir, quelles que soient leurs utilités diverses. Ces variations sont alors identifiables comme un rythme, celui de « la pulsation de la forme naissante »p.27.

« Le plaisir de l’art est pervers »p.28 car il s’agit d’un plaisir qui n’aboutit à aucune jouissance génitale, comme le définit Freud. L’art suit en soi une conduite liée au plaisir, détournée de ses finalités cognitives, morales, religieuses et politiques. Cependant, c’est bien parce que ce détournement ne suit pas un aboutissement ou un assouvissement que le dessein de l’art « redemande sa propre naissance. »p.28

Carnet de croquis – 9

« Le beau avant tout plaît : il attire l’âme, que la laideur repousse. Le beau est le plaisir d’une attirance et le désir de cet attrait lui-même. »

Plotin

« Nietzsche pense que sans un système sexuel surchauffé, Raphaël n’eût pas peint cette foule de madonne…cette opinion nous ramène à une plus saine interprétation des phénomènes picturaux. »

René Magritte, Les Mots et les images

« L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de la touche (=forme), met l’âme humaine en vibration. Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »

Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art

Le dess(e)in des arts

L’art a la capacité de transmettre et surtout de communiquer des émotions, indépendamment de son but. Peut-être que l’art atteint sa véritable essence lorsqu’il parvient à éliminer toute esthétique de son désir, lorsqu’il n’est plus une simple illustration de celui-ci. Dans ce cas, il se transforme en pure émotion. « La sensibilité se communique pour elle-même, pour sa valeur ou pour son sens propre »p.29, en dehors de toute représentation d’informations sensorielles.

Carnet de croquis – 10

« Les premiers dessins aux murs des cavernes posaient le monde comme « à peindre » ou « à dessiner », appelaient un avenir indéfini de la peinture, et c’est ce qui fait qu’ils nous parlent et que nous leur répondons par des métamorphoses où ils collaborent avec nous. »

Maurice Merleau-Ponty, Signes

« Toute forme esthétique est l’écart particulier par lequel la forme contredit l’identité qu’elle déclare. »

Jacques Rancière, La Forme et son esprit

Mimesis

La distinction entre la mimésis et l’imitation est importante, c’est pourquoi le terme grec mimesis est toujours utilisé. L’imitation est simplement la reproduction ou la copie d’une forme, tandis que la mimésis implique une maîtrise qui entraîne une perte du sujet au profit d’une autre valeur.

Dans la mimésis, il y a une recherche de vérité qui découle du désir de savoir. Selon Rousseau, le savoir est à l’origine du désir, car sans la soif de connaître, nous ne chercherions pas à comprendre le monde qui nous entoure. Lorsque nous parvenons à donner une forme à une idée, nous pouvons en jouir pleinement et faire le lien entre l’idée et sa réalisation physique.

Cependant, la subtilité de la mimésis réside dans l’acte de création. Le dessin doit montrer qu’il est l’essence même de la forme, car il est le fruit d’une recherche de vérité et de la création des choses, donc de leur genèse. En somme, « la mimésis, dans sa vérité profonde, désire imiter l’inimitable « création », ou plus simplement l’inimitable et inimaginable surgissement de l’être en général. »p.32

Carnet de croquis – 11

« Si étroit est son trait, si environné encore de grandes plages de vide ! Et si facile pour lui, par conséquent, de pressentir que cette page blanche est le non-savoir qui déborde son aptitude à connaître. »

Yves Bonnefoy, La Vie errante

« Je sors le matin par le plus beau soleil. Je fais un croquis, près du pont de pierre, de la rivière fuyant au loin, un bouquet d’arbres très pittoresques sur le devant. Je me promène avec bonheur… »

Eugène Delacroix, Journal

Plaisir du rapport

Le plaisir est un état qui implique une relation entre deux pôles différents : le plaisir et le déplaisir. Toutefois, il est important de comprendre que cette relation est modifiable ou modulable, permettant ainsi un caractère fluctuant et non fixe du sujet. Ce rapport, qui est une altération essentielle, est indéfini en soi et est constamment en mouvement.

Il est nécessaire de faire une distinction entre le plaisir de ce qui plaît et qui est une altération au plaisir de satisfaction, qui porte son désir sur ce qui est défini et finit comme des êtres ou des objets. Les classiques qualifiaient ce rapport d’harmonieux, dans le sens où les parties s’articulent entre elles. Cette articulation peut prendre différentes configurations qui montrent ce retour à soi : une coupure qui ouvre l’espace, une courbure qui revient sur elle-même mais ne se clôt pas pour autant. Il se crée alors un rythme dont les ruptures de la ligne et de la forme viennent montrer cette recherche du dessin, laissant apparaître une juste vibration.

Carnet de croquis – 12

« Placez la beauté dans la perception des rapports, et vous aurez l’histoire de ses progrès depuis la naissance du monde jusqu’à aujourd’hui; choisissez pour caractère différentiel du beau et en général, telle autre qualité qu’il vous plaira, et votre notion se trouvera tput à coup concentrée dans un point de l’espace et du temps. »

Denis Diderot, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau

« Ces accords musicaux enveloppent le rapport des éléments dont est créée l’harmonie, qui n’est pas différente de la ligne enveloppant les éléments de la beauté humaine. »

Léonard de Vinci, Traité de la peinture

« La représentation du plaisir elle-même est plaisante. La propriété de l’amour est de jouir de l’idée d’un être dont nous représentons qu’il nous fait jouir. Alors l’amoureux rêve de son plaisir, car cela même lui fait plaisir. »

François Zourabichvili, Spinoza – une physique de la pensée

La mort, le sexe, l’amour de l’invisible

De certaines manières, la sexualité et la mort représentent respectivement le début, par l’acte créateur de la vie, et la fin, par l’achèvement de toute chose. Ces représentations se retrouvent dans l’art par l’intermédiaire des organes génitaux d’un côté, et des cadavres de l’autre. Cependant, la question du plaisir de les représenter se pose. Où se trouve la beauté dans tout cela ?

Aristote explique que nous sommes attirés par la représentation de ce qui nous répugne, et que la « médiation de la séduction, c’est-à-dire du « plaisir préliminaire », nous permet de supporter cette image. »p.35 C’est parce que le sexe et la mort sont organiques et non limpides qu’ils ne sont pas considérés comme beaux. Mais dans ce rapport, la « forme apprivoise l’informe, elle le rend visible », même si elle ne peut le faire qu’en touchant sa propre limite et ainsi s’ouvrir à l’invisible. Ainsi, la forme « échappe à toute identification » car le dessin est cette non-forme, cet élan qui trace mais qui ne finit pas.

Le dessin provient d’une forme d’amour, non pas un amour pour les belles formes, mais un amour pour la création de la forme, celui du geste qui forme des formes.

Carnet de croquis – 13

« Le pur dessin est la visibilité matérielle de l’invisible »

Alain Badiou, Dessin

« La vue d’un chef-d’œuvre vous arrête malgré vous, vous fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous convie qu’un charme invisible. Ce charme muet opère avec la même force et semble s’accroître toutes les fois que vous y jetez les yeux. »

Eugène Delacroix, Journal

« Le moindre objet qui serait en soi totalement incapable d’exciter en nous un sentiment de plaisir, peut susciter un sentiment très agréable quand l’imagination ou un certain enthousiasme nous poussent à le trouver beau. »

Johann Georg Sulzer, Nouvelle théorie des plaisirs

Équivoque du plaisir

Jusqu’à présent, nous avons vu que le plaisir était ambigu et possédait plusieurs valeurs. Par exemple, pour Platon, le plaisir peut être ressenti lorsque la douleur s’arrête ou lorsque la satisfaction augmente. Pour Freud, le plaisir se trouve dans la réduction de la tension et la tension elle-même qui précède ce relâchement. Selon Burke et Kant, le sublime implique un plaisir et un déplaisir, de la forme par l’informe.

Nous avons compris que le plaisir apaise en même temps qu’il plaît, mais pour y arriver, il doit aussi causer un certain déplaisir. Pour comprendre ce point apparemment paradoxal, il faut admettre que :

La satisfaction n’est pas pure détente;
Le déplaisir n’est pas pure douleur.

Jean-Luc Nancy propose un raisonnement logique qui reprend ces deux points précédents pour arriver à une troisième voie, celle de l’essence du plaisir qui n’est pas uniquement positive.

La première condition amène à considérer que tout plaisir se rapporte à soi, du moins au « sentiment de soi », tout en se distinguant de l’extérieur. « En d’autres termes, la possibilité de ressentir. »p.37

La seconde condition est que le déplaisir n’est pas l’opposé du désir et en soi ne peut l’assouvir. Ce désir, de manière peut-être contradictoire, veut à la fois voir la résolution du désir mais aussi le maintien de la tension. Ainsi, ce type de plaisir ne peut se satisfaire de lui-même et cherche constamment à se renouveler. « Le plaisir consiste alors en un ‘se redemander’ soi-même qui comporte une essentielle inconsistance […]. »p.38

Le plaisir est donc une peine car la peine n’est pas toujours douleur, mais elle est présente dans l’insatisfaction, dans le fait de vouloir « s’accomplir mais de ne pas le pouvoir. »p.38

Carnet de croquis – 14

“Dans la rue, j’ai presque toujours mon carnet de croquis à la main, afin de pouvoir peu à peu bien maîtriser des mouvements d’hommes et d’animaux, ce que n’apprend aucun professeur et qui est le plus important”

August Macke, Lettre à ses parents

“Hormis la différence de caractère, définie par les tensions intérieures, et hormis le processus de formation, l’origine de toute ligne est la même : la force« 

Vassily Kandinsky, Point, ligne, plan

Finalité sans fin

Selon Kant, le jugement esthétique est une expérience subjective dans laquelle nous ressentons une satisfaction désintéressée en contemplant la beauté d’une chose. Ce jugement ne repose pas sur des règles ou des concepts, mais sur une appréciation libre et personnelle. Lorsque nous disons qu’une chose est belle, nous la considérons comme telle pour tous et incluons le monde dans cette appréciation.

La finalité sans fin est l’idée que la beauté esthétique ne répond à aucune fin particulière, mais procure un plaisir désintéressé, la différenciant ainsi de la beauté utilitaire qui répond à un but précis. Elle suscite une admiration qui ne s’épuise jamais, d’où l’expression « finalité sans fin ». Cependant, elle n’est pas une conclusion et poursuit une finalité.

On pourrait alors parler du dessin comme finalité, qui vaudrait pour le dessein de la « forme vraie »p.40 et comme recherche de la vérité, de la véritable forme. Le dessin montre ce qui ne peut être montré, car il révèle une dimension invisible et inexprimable de la réalité. En effet, il ne se contente pas de représenter une forme préexistante, il la crée dans les lignes, les traces, par le geste même du dessinateur.

Carnet de croquis – 15

“Dans l’imagination, le mécanisme du corps fait sentir sa puissance. Il arrive que les gestes dessinent une forme devant les yeux, le crayon errant, qui fixera ces gestes, donnera la rêverie comme un passé et une histoire. La puissance de l’imagination se définit par le mécanisme du corps qui change l’action des choses, et en même temps en dispose. L’imagination consiste à juger de la présence, de la situation et de la nature des objets d’après l’ordre des affections du corps humain. Le jeu de l’imagination consiste dans la succession d’états corporels. Le jugement, l’émotion, le geste, le départ du corps font toute la vision sans doute.”

Alain, Système des beaux-arts

“Plus l’artiste regarde à fond, plus s’impose à lui, au lieu d’une image finie et fortuite de la nature, l’image, seule essentielle, de la création comme genèse.”

Paul Klee, La Pensée imageante

Le désir de la ligne

À l’origine, il y a une tension, un élan qui transforme le dessein en dessin. L’intention devient geste. Avec ce passage à l’acte, tel le jet à l’origine du projet, il s’ensuit le désir insatiable du trait et de la ligne. Il ne s’agit pas seulement du désir qui vient du plaisir que l’artiste ressent, mais il y a le désir que la ligne elle-même nous demande de suivre.

La ligne est cette rencontre entre la pensée et le geste, « entre une sensibilité et une activité », qui met en œuvre et rend visible. Par le geste, la ligne divise l’espace, elle forme par l’informe, elle recommence et crée des proximités, des plis et des courbures. Le plaisir se trouve là, à l’endroit où la ligne est capable de l’informe, du non identifiable, à aller vers des distinctions pour disparaître à nouveau.

La ligne fait référence à soi, elle est même soi car lorsqu’elle est sans intention ni imagination, elle est alors « résonance singulière d’un point de vérité »p.42. C’est ce que l’on peut définir alors comme un artiste ou un créateur. Une vérité qui est singulière, « sans langage ni signifiance »p.42.

Lorsque la ligne tracée exprime quelque chose de juste, de vrai ou de beau, elle révèle un aspect de la réalité qui nous touche et nous émeut. Le beau apparaît alors comme une sorte de révélateur du vrai, une manifestation de la vérité qui transcende les apparences et les perceptions immédiates.

Carnet de croquis – 16

“Nous sommes enveloppés par le crépuscule du matin : les choses sont à peine perceptibles; le soleil se lève : leurs formes se dessinent; le soleil monte : elles s’illuminent et s’accusent en toute plénitude. Je fais dans mes tableaux e que le soleil fait dans la nature. »

Gustave Courbet, propos rapporté par P. Courthion, Courbet par lui même et ses amis

Conclusion :

Le plaisir au dessin de Jean-Luc Nancy explore la dimension existentielle de l’acte de dessiner. Il s’intéresse au plaisir que l’on éprouve lorsque l’on dessine, en tant que phénomène sensoriel et expression de soi. Pour l’auteur, le dessin n’est pas simplement une technique ou un moyen de représenter le monde, mais une forme d’expression qui permet à l’artiste de se connecter avec lui-même et avec le monde qui l’entoure.

Nancy explore également les enjeux esthétiques et philosophiques liés au dessin, notamment la question de la beauté et de la vérité dans l’art. Il affirme que le dessin est un moyen de donner une forme à notre expérience du monde, et que le plaisir que l’on éprouve à dessiner est lié à la reconnaissance de soi dans l’acte de création.

Et pour l’art, que faut-il retenir ?

Le dessin comme acte d’expression authentique

Le dessin est un moyen pour l’artiste de se connecter avec lui-même et d’exprimer sa vision du monde. Il est une forme d’expression personnelle et authentique.

Le rôle du corps dans le dessin

Le corps possède un rôle important dans l’acte de dessiner, ainsi que la dimension sensorielle et esthétique de cette pratique. Le dessin demande à se concentrer sur les sensations et les émotions que l’on éprouve en dessinant.

Questionner la vérité par le dessin

Le dessin et l’art en général explore la relation complexe qui existe entre la beauté et la vérité dans l’art. Il est un moyen de donner une forme à notre expérience du monde.

Le dessin est l’art de l’informe

Contrairement à la peinture, le dessin tend vers la forme mais ne la finit pas. Il faut le comprendre comme l’étude ou le projet. En somme, le dessin est la naissance de la forme et montre cette recherche de la forme en train de naître.

Pour ce premier résumé portant sur un médium artistique, et même plus largement sur une discipline, j’ai voulu aborder son essence même. Mon objectif était de vous faire part de ce qui fait l’une des spécificités de cet art.

N’hésitez pas à partager dans les commentaires si vous appréciez le dessin et ce que vous aimez dans l’acte de dessiner. 😉

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